Société simple ou indivision volontaire
Protéger sa vie privée peut justifier le passage de l’une à l’autre.
Il y a une dizaine d’années, M et Mme Duchemin créèrent ce qui s’appelait alors ‘une société de droit commun’. Cette formule leur avait été vantée alors que, prenant de l’âge, ils souhaitaient que leurs avoirs en portefeuille soient répartis entre leurs trois enfants tout en leur permettant de conserver la gestion des fonds et d’en tirer sinon un usufruit en tout cas une rente occasionnelle. Cette société était d’un usage très simple : elle n’avait pas la personnalité juridique et pouvait être créée par un simple contrat sous seing privé. Une assemblée générale annuelle devait certes être prévue mais M et Mme Duchemin en profitaient pour réunir leurs enfants dans une ambiance familiale. C’est comme ça que la SDC Duchemin naquit. M. Duchemin décéda le premier et la société se révéla être un bon moyen pour limiter les droits de succession dès lors que les parts en avaient été largement réparties entre les enfants. Mme Duchemin devint gérante de la société en lieu et place de son mari, ce qui ne posa franchement aucun souci particulier.
Mais Mme Duchemin vient de s’apercevoir que le législateur avait sensiblement chamboulé la mécanique mise en place. D’abord, la société de droit commun a changé de nom pour devenir la ‘société simple’. Simple ? Pas tant que cela car depuis une loi de 2018, ladite société est dorénavant assimilée à une ‘entreprise’, ce qui lui donne une connotation qui n’a plus grand chose à voir avec le cadre familial où la société Duchemin était née. La société simple doit d’ailleurs répondre aux obligations légales incombant à toute entreprise et notamment faire l’objet d’une immatriculation à la BCE (Banque-Carrefour des Entreprises) pour fin avril 2019 au plus tard et tenir une comptabilité « appropriée à la nature et à l’étendue de ses activités ». Elle doit aussi immatriculer, ici la date butoir est reportée à fin septembre 2019, ses ‘bénéficiaires effectifs’ dans le fameux registre UBO (ce qui est tout sauf simple pour qui ne maitrise pas l’application UBO !). Ces deux contraintes (dont l’utilité reste à démontrer) font d’ailleurs largement double emploi mais surtout, Mme Duchemin a l’impression que ses affaires privées et familiales vont se retrouver sur la place publique. Son fils lui a certes fait remarquer que la fin de la vie privée est à nos portes surtout dans ses aspects financiers. Le parti Ecolo ne vient-il pas de déposer une proposition de loi visant à imposer un cadastre des fortunes ? Mais ces dérives ne sont pas du goût de Mme Duchemin. Elle souhaiterait abandonner la société et trouver une autre formule qui ramène l’organisation du patrimoine familial à la sphère privée qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
Et pourquoi ne pas simplifier et s’en tenir à une indivision ? Mais il y a peut-être un obstacle : on connaît le principe du code civil selon lequel ‘nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision’, le texte ajoutant : ‘le partage peut toujours être provoqué, nonobstant prohibitions et conventions contraires’. A première vue, Mme Duchemin devrait donc se méfier : si le portefeuille familial est déplacé de la société simple et apporté à une indivision entre elle et ses enfants, n’importe lequel de ceux-ci pourrait-il demander à tout moment de sortir de cette indivision ? Or, un arrêt récent de la Cour de cassation (20 septembre 2013) apporte ici une éclaircie : la règle ci-dessus ne s’applique pas à ‘l’indivision volontaire à titre principal’, déclare la Cour. Autrement dit, si les parties ont décidé d’acquérir un bien en indivision dans un but ou pour un objet déterminé, le partage ne pourra pas être demandé tant que cet objet n’a pas été atteint. C’est la loi des parties, donc la convention qui les lie, qui prévaut sur le texte cité plus haut. L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt concernait quatre médecins qui avaient acquis ensemble du matériel professionnel onéreux. Les partenaires s’étant brouillés, certains d’entre eux demandèrent le partage de l’appareillage en indivision. La cour d’appel le leur octroya mais la Cour de cassation cassa l’arrêt sur base du principe ci-dessus.
Ce n’est pas la première fois que cette distinction entre indivision volontaire et indivision fortuite (ou involontaire) est affirmée et discutée. Mais c’est apparemment la première fois que la Cour de cassation confirme cette distinction. Mme Duchemin pourrait donc envisager de créer avec ses enfants une indivision volontaire. Comment ? Une convention écrite paraît s’imposer car c’est le but-même de l’indivision ou le mobile pour lequel elle a été créée qui marquera sa différence par rapport à une indivision ordinaire. Ce mobile imposera le maintien de l’indivision tant qu’il subsistera. Ainsi, le fait que Mme Duchemin ait souhaité garder le contrôle du portefeuille donné, en particulier pour lui permettre de jouir de son usufruit ou d’une rente, paraît un mobile qui justifie que l’indivision soit ‘volontaire’ et ne puisse pas être partagée. Bien sûr, le jour où Mme Duchemin sera décédée ou si elle renonçait à l’usufruit ou à toute rente, l’indivision volontaire perdrait son sens et la règle du code civil rappelée plus haut reprendrait ses droits.